De la question linguistique en Mauritanie – Mohamed Salem Ould Maouloud

L’incident survenu à l’assemblée nationale qui a impliqué le député Mohamed Bouye Ould Mohamed Fadel enjoignant au ministre de l’Économie Kane Mamadou Ousmane de s’exprimer en langue nationale a remis sur la table un problème auquel la Mauritanie fait face depuis son accession à l’indépendance, celui du statut des langues. Le député protestait contre l’usage du français dans l’hémicycle dans le cadre du boycott de la France et de sa langue consécutif aux caricatures blasphématoires du Prophète Mohamed PSL.

Il est temps, après 60 années d’indépendance, l’âge de la maturité de regarder le problème avec sérénité, de dépassionner les débats et d’éviter les excès et les distorsions qui polluent la pensée pour lui trouver des solutions pérennes.

Les termes du problème

Les termes de l’équation linguistique en Mauritanie se déclinent comme suit : la volonté de la majorité arabophone d’officialiser l’usage de l’arabe dans l’administration, dans les institutions politiques et dans l’éducation, d’un côté, et le sentiment d’une frange des intellectuels négro-mauritaniens que cette arabisation se fera au dépens de leurs droits politiques et culturels, de l’autre.

Il est vrai que continuer à émettre les actes administratifs en français, avec une langue que la majorité de usagers de l’administration ne comprend pas n’a plus de sens.

Mais, l’arabisation est vécue par une frange des intellectuels francophones négro-mauritaniens – à tort ou à raison- comme une violence symbolique pour reprendre l’expression de Bourdieu.

Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi une partie importante d’intellectuels et de thiernos négro-mauritaniens arabophones qui l’appelle de tous leurs vœux. El Hadj Mahmoud Ba, le fondateur des écoles Al Fallah en est l’un des plus illustres précurseurs. Récemment, Dr. Mohamed Coreira, président du Centre El Hadj Fodi Bobou  Coreira écrit sur sa page Facebook : « Aujourd’hui à l’occasion de la journée mondiale de la langue arabe, je vous promets que ma plume restera toujours une épée brandie dans sa défense. J’ai entendu beaucoup de personnes dans notre pays demander l’application de l’article 6 de la Constitution, moi je demande l’application du Coran, car l’arabe est la langue du Coran et grâce à lui, il a gagné la place qu’il occupe dans le cœur des musulmans ».

Inversement, beaucoup de cadres francophones maures ne voient pas d’un bon œil l’arabisation, car la connaissance du français leur procure certains avantages dans l’administration, les banques, les assurances, etc. qui continuent à fonctionner en grande partie dans cette langue. Et comme Louis XIV disait : «l’État, c’est moi», ils disent implicitement au peuple des exclus des non francophones : « la langue, c’est ma langue ».

Dans un article intitulé : «J’écris en français », Dr. Isselkou Ould Izid Bih, ancien ministre des affaires étrangères énumère les raisons qui le poussent à choisir le français dans ses écrits. Il explique : « j’écris en français, car mon pays, dont l’administration est continue, à travers l’école publique, m’a enseigné cette langue dès l’école primaire, puis au collège et au lycée (…). J’écris en français parce que les études que j’ai faites et le choix professionnel que j’ai décidé, se sont opérés dans un environnement francophone ».

Curieusement, ceux qui sont censés défendre l’arabe ne sont pas si enthousiastes pour sa cause.

Les islamistes de Tawassoul voient que la langue n’est qu’un moyen de communication et qu’il ne faut pas y attacher d’importance. Les Nassériens et les baathistes défendent l’arabisation selon l’humeur du pouvoir du moment.

Mr Kane, qui est l’un de nos plus brillants cadres, ne pourra pas être désigné ministre des Affaires étrangères pour une raison toute bête : il ne pourrait pas s’exprimer en arabe dans une réunion des ministres des affaires étrangères de la Ligue Arabe. Cela serait un peu embarrassant. Et dans quelle langue s’exprimerait-t-il s’il devait prendre part à une réunion des ministres arabes de l’économie ? Pour la même raison, il est difficile d’élire Kane Hamidou Baba – qui est largement présidentiable – à la magistrature suprême. S’il était élu président, s’exprimera-t-il lors de son discours d’investiture dans une langue que la majorité de ses compatriotes ne comprennent pas ? Et comment expliquer qu’un homme politique comme lui qui a des ambitions présidentielles légitimes fait le choix de communiquer dans une langue que la majorité de l’électorat qui est arabophone ne comprend pas ? Ne réduit-il pas ses chances ainsi ?

Selon Khalil Ould Ennahoui, « celui qui fait un discours en français ne sera compris que par un auditorat limité de notre pays ». Et après tout l’apprentissage d’une langue n’est pas la mer à boire.

La place des langues

L’arabe n’est pas une langue étrangère et a une légitimité historique, culturelle et religieuse millénaire évidente et ne peut, de ce fait, être traité au même pied d’égalité avec le français qui ne s’est introduit en Mauritanie qu’au milieu du 20ème siècle avec la « pacification » complète du pays après la bataille d’Oum Tounsi.

L’IMRS (l’Institut Mauritanien de Recherche Scientifique) a recensé dans les années 70 plus de 40 000 manuscrits arabes provenant de toutes les communautés du pays, ce qui dénote de la vitalité de la langue arabe dans l’espace ouest-africain durant plus d’un millénaire. Certains de ces manuscrits appelés ajami sont écrits en Poular, Soninké et Wolof en caractères arabes, comme c’était le cas pour une trentaine de langues africaines. L’arabe était avant la pénétration coloniale une sorte de ligua franca dans cette partie de l’Afrique et son influence sur la lexicologie et la phonologie des langues africaines est largement documentée. Son influence sur les langues européennes, notamment le français, est connue. Marianne Payot, dans un article sous le titre : Ce que la langue française doit à l’arabe, écrit : « L’arabe est la troisième langue d’emprunt du français, après l’anglais et l’italien. On lui doit les mots riz, coton, abricotier ou encore gaze ou mousseline. Dès le réveil tasse de café avec sucre dans une main, jus d’orange dans l’autre, une évidence s’impose : nous parlons tous arabe sans le savoir », (L’Express, 12 avril 2017).

Jack Lang a écrit un livre à son sujet dont le titre est plus que révélateur La langue arabe, trésor de France. Le président Sarkozy, dans une lettre au Parlement français, écrit : « l’arabe est une langue d’avenir ».

Le Brtish Council, dans un rapport au titre éloquent (Forget French and Mandarin : Arabicis the Langauge to Learn) publié par The Independant conseille aux Britanniques que l’arabe est la langue étrangère à apprendre.

L’arabe est, aussi, une langue présente sur la scène internationale et fait partie de six langues de l’ONU

Dans les statistiques de 2020 des langues présentes sur Internet, l’arabe est la quatrième langue avec 5,2 % (220 millions d’utilisateurs) derrière l’anglais (25,9 %), le chinois (19,4 %) et l’espagnol (7,9 %). Le français se situe à la septième position avec 3,3 % (144 millions d’utilisateurs).

D’un autre côté, le français a une certaine histoire en Mauritanie et constitue une langue d’ouverture pour un pays qui est membre de la l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Il est une langue d’ouverture et de culture dont la connaissance reste nécessaire.

Les langues nationales (Poular, Soninké et Wolof) ont une présence dans la vie quotidienne et dans les médias.

Mais le problème des langues en Mauritanie ne peut être appréhendé avec finesse sans le penser dans un cadre politique plus global et au sein des relations intercommunautaires marquées par ce que j’appelle : « le malaise négro-mauritanien ».

Le malaise négro-mauritanien

Depuis les années 90 et les violations des droits de l’homme consécutives aux évènements de 89-90, les négro-mauritaniens vivent un véritable malaise. Le problème du passif  humanitaire est toujours mis en avant et attend une solution définitive. La CVE (Coalition Vivre Ensemble) écrit à ce sujet : « A la complainte des rescapés, s’ajoute le sentiment d’abandon, l’injustice subie paraissent être inscrits dans les comptes « pertes et profits » d’une unité nationale malmenée, d’une cohésion sociale branlante  et d’un mal-vivre à la recherche d’un « vivre ensemble ».

Sur le même ton, Samba Thiam, leader du FPC (ex-Flam) écrit : « le passif humanitaire est la conséquence de politiques désastreuses et funestes à caractère ethnique, chauvin et raciste prônant une arabité exclusive du pays ».

Certains vont même jusqu’à appeler, dans une démarche extrême, à une scission du Sud ou une forme de fédéralisme. L’affirmation que le Sud de la Mauritanie est noir et que le Nord est arabe est une simplification d’une réalité beaucoup plus complexe. Nier le rôle historique des émirats du Trarza et du Brakna dans la région du fleuve manque d’objectivité et de rigueur scientifique. Des populations noires vivent et travaillent dans le Nord dans les secteurs des mines et des pêches (Nouadhibou, Zouérate et Akjoujt) et se sont intégrées dans le tissu social. Les relations tissées à travers les siècles et les brassages de toutes sortes entre les communautés du pays font qu’il n’y a pas de ligne de démarcation ethnique claire dans le pays.

Un indicateur du malaise négro mauritanien est la levée de boucliers consécutive à la mort accidentelle de Abass Diallo dans le département de M’Bagne, tué par une patrouille de l’armée dans le cadre de la mise en vigueur de la fermeture des frontières pour cause de coronavirus. Des incidents similaires où l’armée a tué accidentellement des citoyens dans le Nord du pays n’ont pas suscité l’émoi d’organisations humanitaires qui paraissent s’émouvoir plus ou moins selon la tête du client. Mais à leur décharge, un proverbe maure dit : « celui qui a été mordu par le serpent a peur de la corde ». Les populations noires, dont une partie a été victime de mauvais traitements de la part de l’armée durant les années de braise n’ont plus tout à fait confiance en elle et à l’État, en général. C’est pourquoi, il est urgent de rétablir leur confiance dans l’État et ses institutions par une approche inventive à la recherche de solutions équitables et pérennes.

Il faut rappeler que du chemin a été fait  dans ce sens comme la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans les évènements par le président, feu Sidi Ould Chekh Abdallahi. Les indemnisations des veuves et la prière de l’absent à Kaédi à la mémoire des victimes faites par le président Mohamed Ould Abdelaziz sont aussi un bon point. Pas assez, pour certains, témoin : les manifestations récurrentes tous les 28 novembre. Suffisant, pour d’autres qui dénoncent une surenchère politicienne et un calcul mercantile.

Pistes de réflexion pour des solutions pérennes

La revendication de remplacer une langue étrangère, par-dessus le marché celle du colon, dans la sphère publique par une langue nationale, est plus que légitime. Mais cela ne doit pas se faire pour exclure de droit ou de facto une composante nationale ou contre son gré. S’accrocher à une langue étrangère comme si elle était une langue nationale n’est pas défendable ni politiquement, ni éthiquement.

Toutes les études, celles conduites notamment par l’Unesco, démontrent que les élèves qui étudient dans leurs langues maternelles ont un meilleur rendement, particulièrement dans les matières scientifiques. L’usage en Mauritanie qui est d’enseigner ces matières exclusivement en français est, donc, plus que discutable. Les sciences sont mal enseignées, aujourd’hui en Mauritanie, en français dans une langue que ni les professeurs, ni les élèves ne maîtrisent. Il faut, donc, introduire l’arabe à l’école comme langue d’enseignement et dans l’administration pour la production d’un homme mauritanien imbu de ses valeurs culturelles et religieuses et pour avoir une langue ciment. Selon Khalil Ould Ennahoui, « nous devons former une génération qui ait une langue commune sans négliger de développer les langues nationales ».  Il est, aussi, nécessaire de se conformer à la Constitution du pays qui dispose dans son article 6 : « Les langues nationales sont l’arabe, le poular, le soninké et le wolof ; la langue officielle est l’arabe ».

Étant moi-même francophone – et francophile- car j’ai fait tout mon cursus en langues étrangères (français en Mauritanie au primaire et au secondaire, anglais au supérieur au Maroc et aux États-Unis d’Amérique, puis français au Sénégal, en Belgique et en France), on peut m’objecter que je suis en train de scier la branche sur laquelle je suis assis. Je précise que c’est en français que j’écris mes livres et mes articles et je suis membre de l’Association des écrivains mauritaniens d’expression française. Mais l’objectivité et ce que je crois être l’intérêt du pays passent, à mes yeux, avant les considérations personnelles et les calculs égoïstes.

Les langues nationales doivent être enseignées à tous les enfants de Mauritanie et cela dès le primaire.

Il faut reprendre le travail de transcription et de standardisation des langues nationales déjà entamé par l’ILN (Institut des Langues Nationales) dont le nom devrait être l’Institut pour la Promotion des Langues nationales. La présence de ces langues dans les médias officiels et privés doit être encouragée avec, notamment, la création de chaines de télévision et de radio qui leur seraient spécialement dédiées.

La construction de « l’indépendance culturelle » ne doit pas se faire sur le dos d’une composante nationale et doit assurer l’adhésion de tous

Il faut que, dans la mesure du possible, tous les Mauritaniens, sans exception aucune, se sentent à l’aise dans leur pays, adhèrent aux politiques culturelles et éducatives suivies pour leur assurer la réussite.

Engager un débat serein, dépassionné, responsable et sans parti pris sur la question linguistique est un must pour faire parler notre sagesse collective et imaginer des solutions inventives dans une approche créatrice et constructive loin des replis identitaires étroits. Au préalable, il est nécessaire de conduire des études sociolinguistiques fines pour dresser l’état des lieux des langues et analyser les dynamiques du multilinguisme dans le pays. L’ONS (Office national des Statistiques) devrait introduire dans ses questionnaires, à l’occasion des recensements qu’il effectue périodiquement, des questions sur les langues parlées pour connaitre exactement le nombre des locuteurs de chaque langue, le nombre des bilingues, leur répartition géographique, etc.

Il est nécessaire de conduire des politiques économiques qui aient un impact réel sur la vie des citoyens – de tous les citoyens- pour alléger les souffrances et améliorer les conditions de vie car en période de vaches maigres, les égoïsmes étroits et ethnicistes apparaissent et la tentation de tirer la couverture à soi devient plus grande. Les dernières mesures annoncées par le président de la République à l’occasion du 60ème anniversaire de l’indépendance nationale en faveur de certaines couches défavorisées de la population sont un pas dans le bon sens.

Un choix politique fort doit être fait pour la solution définitive du passif humanitaire autour de quatre devoirs : devoir de vérité d’abord : que s’est-il passé réellement, sans exagération ni négationnisme ? Devoir de justice, ensuite, pour apaiser les esprits et les cœurs, puis devoir de réparation pour rétablir les veuves et les orphelins dans leurs droits et ménager leur honneur, et enfin, devoir de pardon pour assurer la cohabitation et promouvoir la fraternité.

Il est temps d’arrêter de faire semblant de vivre ensemble et de vivre, réellement, ensemble pour le bien et – Allah nous en garde- pour le pire, pour que vive la Mauritanie unie et prospère.

Mohamed Salem Ould Maouloud

Expert en sciences  de l’éducation

اظهر المزيد